Dans une réserve, je ne sais plus laquelle Il y avait un bouc, avec de longues cornes. Bien que vivant avec les loups, il ne hurlait pas avec les loups Il bêlait des chansons, des chansons de bouc. Il mâchait de l’herbe et Il s’engraissait Jamais on ne l’entendait dire un mot méchant C’est vrai qu’il était utile comme cautère sur jambe de bois Mais il ne causait non plus aucun dommage. Il vivait sur son pré, près d’un lac Sans empiéter sur le domaine d’autrui Mais on remarqua le modeste bouquetin Et on en fit un bouc émissaire. Par exemple si l’ours, ce coquin trouble-fête Insultait quelqu’un avec sa légèreté d’ours, On allait chercher le bouc, on l’amenait, on le battait, Sur les cornes, entre les cornes. Et lui, le bouquetin gris, il n’opposait pas de résistance à la violence Il encaissait les coups gaîment, fièrement, L’ours lui-même disait: les gars, je suis fier du bouc. C’est un vrai héros, cette gueule de bouc! On prenait soin de lui, comme si c’était un héritier Et on lança même un interdit dans la forêt: Ne pas laisser sortir de la réserve Le bouc émissaire. Le bouc, lui, sautait toujours comme un cabri, Mais il faisait des frasques en cachette. Une fois, il noua sa barbiche Et de derrière les buissons, il traita le loup de salaud. Et quand il servit une fois de plus d’émissaire Quand les loups avaient mordu Il se mit comme par hasard à grogner comme un ours Mais personne alors n’y prêta attention. Pendant que les fauves se battaient entre eux L’idée allait bon train dans la réserve Que ce cher bouc émissaire Valait bien plus que les ours et les renards. Le bouc entendit cela et en fut transporté. - Eh vous, cria-t-il, les bruns, les noirs et blancs, Je vais vous priver de vos rations spéciales pour loups Et de vos privilèges d’ours Je vous montrerai ce que c’est qu’une face de bouc Je vous remettrai tous à votre place. Je vous embobinerai tous autour de mes cornes et je vous secouerai par les chemins Et je vous ferai votre réputation dans le monde. Vous serez beaucoup à mordre la poussière Vous crèverez tous sans absolution C’est moi qui dois absoudre, Moi qu’on chargeait de tous les péchés. Dans une réserve, je ne sais plus laquelle C’est maintenant un bouc qui mène la danse Lui qui vivait avec les loups, il s’est mis à hurler avec les loups. A grogner comme les ours.                
© Michèle Kahn. Traduction, 1977