J’ai bien vécu mon premier tiers. Vingt ans do par le monde, en suivant la doctrine. J’ai vécu sans malheur, avec un bon boulot. Et le voguais devant moi, en suivant le courant. Que ma barque grince dans les tournants. Qu’elle craque dans les rapides, je n’écoute rien. Je me déchausse, je me rechausse Je mo contemple dans l’eau et je bois un bon coup. Mais pendant que je prends mon plaisir Voilà que le brouillard tombe et je me retrouve dans un sale coin. Et une énorme vieille Me ricane droit dans l’oreille, la sale bête. Je crie, et je ne m’entends même pas crier. Je claque des dents de terreur, je n’y vois plus, Le vent me ait trembler, Je demande: "Qui es-tu?" et j’entends en réponse "La Poisse. Cesse de te signer et de marmonner! La Sainte Vierge ne te sauvera plus. Celui qui a lâché le gouvernail et les rames, La poisse le poursuit, c’est la coutume". Je cherche ma route dans les ténèbres Et je ne bois plus que des petits coups. La salope, elle est obèse, Mais elle saute de souche en souche de son pas lourd. Et soudain je vois en face de moi L’Aubaine, cette boîteuse, avec sa gueule rusée. - T’en fais pas, qu’elle me crte, mon pauvre vieux, Mon pauvre petit poivrot, je vais sécher tes larmes! Et moi de hurler en arrachant mon col: "Sauve-moi, l’Aubaine, je suis coincé. Je me fous que tu ne sols pus belle Que t’aies lu gueule de travers et l’œil en biais, tire-moi de là!" Epouvanté, je saute sur l’Aubaine, Mais ses ïambes sont torses, et elle tourne en rond. Je tombe et je rampe sur le ventre Et les horribles vieilles ne font que ricaner. Pas la peine de faire le détail quand on risque sa peau. Entre deux maux, il laut choisir le moindre. "Ecoute. Aubaine, je t’offre un verre, Je vais redresser ta bosse, puisque tu ne m’as pas sorti de là. Et toé, mère Poisse! Veux-tu un verre de vérité pour te remettre d’aplomb? C’est dur d’être aussi lourde. Une dizaine de gorgées, et tu te sentiras mieux. Et les deux vieilles se précipitent Sur la bouteille d’hydromel, la pocharde et la potvrote Et pendant ce temps, je me cache derrière les mottes de terre Je file en douce vers la rive, je saute à bas du talus. Je jette un regard alentour, La rivière est tout prés Et sur mes pas, sautant de souche en souche, Poussant des soupirs d’ivrognes et des hurlements, Se hâtent mes deux deslins, la Poisse et l’Aubaine. Je rame à m’arracher les bras A contre-courant, dans les rapides, peu importe. Quant à la Poisse et à l’Aubaine D’écœurement et de cuite Elles sont restées sur te carreau.
© Michèle Kahn. Traduction, 1977