Je ne me souviens pas bien de l’heure de ma conception, Ça veut dire que ma mémoire est bornée. Mais j’ai été conçu la nuit, dans le péché. Et je suis entré dans le monde en temps voulu. Je ne suis pas né dans les douleurs ni dans la haine. Neuf mois, ce n’est pas neuf ans... J’ai purgé ma première peine dans le sein de ma mére, Il n’y a rien de bien là-dedans. Merci à vous, mes bons anges D’avoir si bien arrangé les choses, Pour que mes parents tout-à-coup Aient eu l’idée: de me concevoir. En ces temps reculés, Maintenant presque légendaires Où des gens, condamnes à des peines énormes Etaient acheminés par longues étapes. On les arrêtait la nuit de leur conception, Et pour beaucoup, même plus tôt. Et pourtant elle est bien vivante, toute ma bande, Toute ma sacrée compagnie. En route! Fifres éclatants, en route! Donnez-moi la parole, je demande la parole! Pour la première fois, on m’a donné la liberté Par l’oukaze de mille neuf cent trente-huit. Si j’avais tenu celui qui a fait traîner les choses, Je l’aurais défié aux cartes, le salaud! Mais je suis né, et j’ai vécu et survécu Dans une maison de la Pervaya Mestchanskaya, au bout. Là, de l’autre côté du mur, De l’autre côté de la cloison. Deux petites voisines Se régalaient de vodka. Tous vivaient de la même façon, modestement. Dans ce logement communautaire, Trente-huit petites chambres Et un seul cabinet. Là, on claquait des dents de froid. Même une veste matelassée ne suffisait pas Et là, j’ai appris véritablement La valeur d’un kopeck. La voisine ne craignait pas la sirène Et ma mère s’y habitua aussi peu à peu Et moi, petit costaud de trois ans, Je me foutais des alertes aériennes. Non, tout ce qui vient d’en haut n’est pas béni. Et les gens éteignaient les bombes incendiaires Et moi, pour alaer aussi la patrie, J’avais mon sable et ma cruche percée. Et le soleil brillait bien fort A travers les passoires des toits Sur Evdokim Kirillytch Et Guissia Moïsseevna. Elle lui demandait: "Et vos fils?" Il répondait "Disparus!" Eh, Guissia, nous sommes de la même famille, Vous aussi, vous êtes des victimes. Vous aussi, vous êtes des victimes, Donc, vous êtes Russes, maintenant. Les miens ont disparu Les tiens sont en prison pour rien. J’ai passé l’âge des couches et des tétines, Je n’étais ni oublié ni abandonné Et on me traitait d’avorton Bien que je sois né tout à fait à terme. J’essayais d’arracher le camouflage des vitres. "C’est les prisonniers qui passent, pourquoi est-ce que nous tremblons?" Nos pères et nos frères revenaient Dans leurs maisons, qu’ils ne reconnaissaient plus. Tante Zma a un corsage Avec des dragons et des serpents: C’est le père de Vovtchlk Popov Qui a ramené des prises de guerre Prises de guerre du Japon, Prises de guerre d’Allemagne Voici venu le pays de Cocagne Voici venu le règne des valises.         Ils ont regardé autour d’eux, ils se sont acclimatés Ils ont bien bu, puis Ils ont dessaoulé. Ceux dont l’attente a été comblée ont séché leurs larmes Et ceux dont les proches ne sont pas revenus ont séché leurs sanglots Le pére de Vitka et Guenka est allé creuser le métro. Nous lui avons demandé pourquoi, et il nous a dit: "Les couloirs, ca finit par un mur Et les tunnels débouchent sur la lumière." Vltka n’a pas écouté Les prophéties de son pére. Il a quitté notre couloir pour le couloir de la prison. D’ailleurs, il avait toujours été querelleur. Si on le mettait au pied du mur, il refusait de reconnaître ses torts. Il a suivi le couloir, Et a fini collé au mur, je crois bien! Mais... les pères ont leurs soucis Et en ce qui nous concerne Nous contemplions la vie De notre propre point do vue. Tous, depuis mes copains jusqu’aux bébés d’un an Menaient des palabres, décidant de se battre "jusqu’au premier sang" Les gamins seraient bien passés sous un tank, Mais ils n’eurent même pas droit à une balle. Il fallait trimer à l’école professionnelle, Ne pas faire de bêtises, se tenir tranquilles, et pourtant Ils faisaient des couteaux avec des limes. Ils s’enfonceraient dans les poumons Noirs de nicotine, Jusqu’à la garde, des couteaux légers, De trois couleurs, bien assortis. Les graines do bagnards Menaient les affaires de moin de maître. Sur les chantiers, les prisonniers allemands Echangeaient des couteaux contre du pain. On commençait par jouer aux osselets, A pile ou face, soutirant l’argent des grippe-sous Et puis tous ces gamins romantiques Ont fini par se faire voleurs.                                         Cétait le temps des soul-sols, Le temps où les prix baissaient Où les canaux coulaient dans le bon sens Et aboutissaient là où ils devaient. Les enfants des anciens adjudants et majors Sont montés jusqu’au pôle Nord. Sortis des sous-sols et des couloirs, Le plus simple leur semblait de monter.
© Michèle Kahn. Traduction, 1977